- BALKANIQUE (PÉNINSULE)
- BALKANIQUE (PÉNINSULE)La péninsule balkanique, ou, en abrégé, les Balkans, est une partie de l’Europe du Sud-Est qui, selon l’usage actuel le plus courant, correspond au territoire de l’Albanie, de la Bulgarie, de la Grèce et de l’ex-Yougoslavie et à la partie européenne de la Turquie, soit 551 000 kilomètres carrés et 53 millions d’habitants, l’étendue de la France et une population un peu moindre. Certains auteurs, toutefois, y ajoutent la Roumanie.L’expression péninsule balkanique est du géographe allemand Johann August Zeune (1808). Il s’agissait, dans l’esprit naturaliste d’Alexandre de Humboldt et de Carl Ritter, de désigner systématiquement les grandes divisions naturelles du globe d’après les lignes principales de leur relief, au lieu d’employer des termes à connotations historiques (péninsule hellénique ou illyrienne) ou politiques (Turquie d’Europe). De même a-t-on pu parler de péninsule pyrénéenne pour la péninsule Ibérique, de péninsule alpine pour l’Italie.Or cette dénomination reposait sur une erreur (ce qui ne l’a pas empêchée de s’imposer). On croyait encore au début du XIXe siècle, en Europe occidentale, en l’existence d’une chaîne de montagnes unique, des Alpes orientales à la mer Noire, erreur rectifiée par Ami Boué (La Turquie d’Europe , 1840). C’est à cette chaîne supposée que l’on généralisa le terme de Balkan, appellation locale recueillie auprès des Turcs alors majoritaires dans l’est de la Stara Planina, aujourd’hui en Bulgarie. Balkan , en effet, est un mot turc signifiant montagne, montagne boisée, forêt.Montagneuse et cloisonnée, la péninsule balkanique paraît naturellement prédisposée au morcellement ethno-linguistique et culturel. Aucune métropole de premier ordre ne s’y est développée si ce n’est, à son extrémité orientale et contrôlant les Détroits, Byzance. Politiquement, elle a oscillé entre l’unité, réalisée par les Empires romain, byzantin et ottoman, et la fragmentation, soit en principautés féodales, soit en États nationaux. C’est au XIXe siècle, lorsque les nationalités, manipulées par les grandes puissances, s’entre-déchiraient tout en luttant pour leur indépendance, que fut créé le mot «balkaniser», avec le sens de semer la discorde et diviser en mini-États pour affaiblir. Le long déclin de l’Empire ottoman, les rivalités nationales et les ingérences étrangères ont freiné le développement économique et social, de sorte qu’au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, elle-même très destructrice en Yougoslavie, en Albanie et en Grèce, les États balkaniques présentaient le même type de sous-développement, caractéristique de la rive nord de la Méditerranée, que le Mezzogiorno italien ou le sud de la péninsule Ibérique. Leur développement, depuis lors, a été rapide bien que réalisé dans le cadre de systèmes politiques différents et dans un climat où l’animosité a souvent prévalu sur la volonté de coopération interbalkanique. Il s’est toutefois ralenti, voire arrêté, au cours des années 1980 qui débouchent sur une déstabilisation provoquée par la crise des régimes communistes.1. Le cadre physiqueGéologieLa péninsule balkanique est formée par les deux branches du système alpin de la Méditerranée moyenne entourant le bassin pannonien.La branche alpidique , au nord-est, dont les structures sont déversées vers le continent européen, comprend les Carpates et le Balkan. Les Carpates dessinent une vaste courbure, de sorte qu’on y distingue les Carpates occidentales en Slovaquie et en Pologne, les Carpates orientales en Ukraine, en Moldavie et en Roumanie, les Carpates méridionales en Roumanie et en Serbie. La chaîne du Balkan prend la suite des Carpates en Bulgarie jusque sur les confins de la Turquie d’Europe.La branche dinarique , au sud-ouest, dont les structures sont déversées vers les mers Adriatique et Ionienne, tournant ainsi le dos à celles de la branche alpidique, comprend, de part et d’autre d’une transversale nord-est-sud-ouest dite «de Scutari(Shkodra)-Pe が», les Dinarides stricto sensu , de la Slovénie à l’Albanie du Nord, et les Hellénides, dans le reste de l’Albanie et en Grèce.Vers le nord, les deux branches deviennent jointives, les Carpates passant aux Alpes, rejointes par les Dinarides en Italie et en Slovénie (Alpes Juliennes); elles le deviennent également vers le sud, aux confins de la Bulgarie (Rhodope) et de la Grèce, dans ce qui constitue la région naturelle de Macédoine.Entre ces deux extrémités, en raison essentiellement de la courbure carpatique, se développe le bassin pannonien , constitué par le bassin de Transylvanie, la grande plaine hongroise (Alf face="EU Updot" 盧ld), le Banat et la Voïvodine. Il s’agit d’un vaste bassin tertiaire qui a sens, dès l’Éocène et l’Oligocène, d’une arrière-fosse commune aux deux branches alpidique et dinarique du système alpin. Il est célèbre pour ses formations néogènes, d’abord marines (Miocène), puis devenant lacustres (Pliocène) par l’intermédiaire de couches de passage à la limite Miocène-Pliocène, où s’observe une dessalure progressive. L’actuel lac Balaton est la relique du lac pliocène, ce qui explique sa faune très particulière, héritée de temps plus anciens. Par là s’explique aussi la platitude de la plaine hongroise, dont la forme est originellement celle d’un fond de lac.Les milieux naturels et leur usageLes Balkans constituent, pour l’essentiel de leur étendue, une masse montagneuse dressée au sud des plaines du moyen et du bas Danube. Seule la Grèce, au sud de l’Olympe, est véritablement péninsulaire: la compacité balkanique s’y délie, avant de se disperser en îles. On peut distinguer dans les Balkans cinq grands types de milieux: les montagnes, les bassins intérieurs qui les aèrent, le littoral continental, les îles, enfin la partie méridionale des plaines pannonienne et pontique, qui assurent la transition avec l’Europe centrale.Le cœur: montagnes et bassinsDu point de vue du relief, les montagnes s’organisent en deux ensembles correspondant à peu près aux deux branches du système alpin précédemment décrites. Le premier s’étend des Alpes orientales à la Grèce péninsulaire en passant par les chaînes dinariques et albanaises; le second comprend les Carpates méridionales, la Stara Planina et le Rhodope. Entre les deux, le couloir méridien constitué par les vallées de la Morava et du Vardar est le seul passage commode entre le bassin pannonien et les rives de l’Égée. Un second passage, qui s’articule avec le premier aux environs de Niš, conduit au bassin de Sofia et, de là, à la plaine de la Maritsa.Il s’agit essentiellement de moyennes montagnes, aux altitudes comprises entre 1 500 et 2 500 mètres et dont les plus hauts sommets n’atteignent pas 3 000 mètres: le Rila bulgare culmine à 2 925 mètres, l’Olympe à 2 911 mètres, le Triglav, dans les Alpes slovènes, à 2 863 mètres. Mais ces montagnes souvent compactes, incisées de vallées en gorges, opposent de grands obstacles à la circulation. L’ensemble dinarique, atteignant 300 kilomètres dans sa plus grande largeur, n’est aisément franchissable qu’à son extrémité nord-ouest, où le seuil de Croatie et celui de Slovénie permettent de passer de la vallée de la Save au littoral nord-adriatique.Les paysages de montagne superposent classiquement des cultures de vallée, des forêts sur les versants et de hauts pâturages d’estive. Mais la géologie, le climat et l’histoire introduisent de nombreuses variantes. Sur une centaine de kilomètres à partir de la mer, les chaînes dinariques, composées de calcaires massifs, sont le domaine du karst: versants criblés de dolines, vastes poljés dans les dépressions tectoniques N.O.-S.E., gouffres, cours d’eau souterrains et résurgences... en pleine mer parfois, comme ces vrulje qui donnent à certaines des îles dalmates leur seule eau potable. Confinée à des dépressions fermées, l’agriculture souffre alternativement du manque d’eau et de son excès. La forêt est souvent absente ou dégradée: dévorée par les besoins en bois des cités maritimes ou incendiée, elle se reconstitue mal sur des versants ravinés par des pluies brutales et soumis à la sécheresse de l’été. Avec des précipitations moindres mais mieux réparties, les montagnes de l’intérieur de la péninsule, en Bosnie, en Serbie et en Bulgarie, ont de vastes forêts sur leurs terrains généralement imperméables, et les possibilités agro-pastorales y sont meilleures. En outre, la zone interne – au sens géomorphologique – des ensembles dinaro-hellénique et carpato-balkanique, richement minéralisée, comporte de nombreux gisements.Cette même zone interne est trouée de nombreux bassins tectoniques comme ceux de Korça en Albanie, de Kosovo et de Metohija en Serbie ou de Thessalie en Grèce. Plusieurs d’entre eux recèlent des gisements de lignite tertiaires, ainsi à Ptolémaïs en Macédoine grecque. Certains possèdent des centres urbains et industriels importants: Sofia, Skopje, Sarajevo. Là, comme en bordure des plaines danubiennes, la zone de contact, podgora (piémont) dans les langues slaves, avec ses ressources variées et ses terroirs bien drainés, a favorisé l’établissement de paysanneries denses qui ont élaboré des polycultures complexes.Le pourtour: plaines, littoraux et îlesBien des plaines littorales, au contraire, étaient encore à demi abandonnées dans les premières décennies du XXe siècle. Colonisées dans l’Antiquité, mais désertées lors de périodes d’insécurité ultérieures et livrées aux marais et à la malaria, elles ne servaient guère que de pâturage d’hiver aux troupeaux de nomades estivant en montagne, parfois à de grandes distances. Leur bonification a été stimulée, en Grèce, par la nécessité d’installer les réfugiés d’Asie Mineure dans les années 1920; en Albanie, elle n’a été entreprise qu’après 1945. Le développement des régions littorales, à partir des années 1960, est un phénomène général, fondé sur l’expansion de l’agriculture irriguée, de l’industrie et – sauf en Albanie – du tourisme de masse. Les deux principales agglomérations métropolitaines de la péninsule, Istanbul et Athènes, y sont situées. L’activité portuaire demeure dispersée, avec de multiples relations de proximité liées au grand nombre d’îles, mais les gros tonnages se concentrent sur un petit nombre de ports: Varna et Burgas, Le Pirée et Salonique, Split et Rijeka.L’insularité balkanique est d’un type particulier. Les îles, plusieurs centaines en Grèce et en Croatie, sont petites (60 p. 100 des îles de la Grèce mesurent moins de 100 km2), à l’exception de la Crète, et généralement proches du continent. Montagneuses et abruptes, elles ont des terroirs exigus, des ressources faibles, des niveaux de vie inférieurs à ceux du continent. Au cours des cent dernières années, elles ont perdu du terrain sur l’évolution générale et connu une forte émigration: l’augmentation de la taille des bateaux et la concentration du trafic dans les ports les mieux équipés, généralement continentaux, en ont voué certaines à l’isolement.Les plaines du bassin danubien qui constituent l’est de la Croatie, le nord de la Serbie et de la Bulgarie sont étrangères au reste des Balkans par leurs vastes horizons plats et leurs larges fleuves navigables, plutôt représentatifs de l’Europe centrale, mais elles en forment le prolongement ethnique. Il s’agit, en Bulgarie, de la plaine de la rive droite du Danube et, dans l’ex-Yougoslavie, des plaines du Danube et de ses affluents, Save, Drave, Tisa, partiellement marécageuses, abondant en méandres recoupés et séparées par de bas plateaux de lœss. Sur des sols riches, avec l’appoint de l’irrigation, c’est le domaine des céréales et des cultures industrielles.ClimatsDeux grands domaines climatiques se partagent la péninsule: le littoral et les îles sont méditerranéens (hivers doux, étés secs), des tendances continentales s’affirment vers l’intérieur (hivers froids, pas de saison sèche). Mais de multiples nuances sont introduites par la latitude, les Balkans s’étendant sur dix degrés du nord au sud; la position par rapport aux vents dominants; la distance de la mer; l’altitude. L’extension du domaine proprement méditerranéen est limitée tant par l’altitude que par les froids hivernaux qui, dès les bassins intérieurs de Thrace et de Macédoine, excluent l’olivier. Les isothermes de janvier se répartissent entre 漣 1 0C en Vojvodine et 11 0C en Crète, ceux de juillet entre 22 0C (Slovénie) et 27 0C (Péloponnèse). Un contraste pluviométrique majeur oppose la bordure montagneuse occidentale, qui reçoit de 1 à 2 mètres de précipitations (et plus de 3 mètres dans le haut Monténégro), aux régions situées plus à l’est, dont les bassins se contentent de 400 à 600 millimètres, le minimum se situant à Hierapetra, dans le sud-est de la Crète (200 millimètres). D’où des possibilités très inégales pour l’hydroélectricité et l’irrigation qui, presque partout, est indispensable à la diversification des cultures et à l’obtention de rendements élevés et stables. La végétation naturelle, en milieu méditerranéen, est la forêt de pins et de chênes verts, souvent dégradée en maquis ou en garrigue; dans l’intérieur de la péninsule et jusqu’à la mer Noire, c’est la chênaie décidue, surmontée en altitude par le hêtre, qui ne dépasse pas vers le sud la latitude du Pinde, et par des conifères de montagne. En Vojvodine, la steppe est vraisemblablement originelle.Au total, des milieux difficiles: relief tourmenté, éparpillement insulaire, sismicité, violence de l’érosion sur les pentes raides des montagnes méditerranéennes, incendies de forêts, difficulté de la maîtrise de l’eau dans les plaines. Mais des ressources naturelles extrêmement variées à défaut d’être très abondantes, de multiples attraits touristiques et une certaine centralité dans l’ensemble de l’Ancien Monde, favorable à la vie de relations et qui rend d’autant plus singulier le relatif isolement de l’Albanie: avantages qui ont facilité, dans le contexte mondial de l’après-guerre, le tardif développement économique des Balkans.2. Le contexte humainLa population des Balkans est d’une complexité nationale, linguistique et culturelle inusitée en Europe. Le peuplement de la région s’est en effet mis en place en vagues successives, dont aucune cependant n’a totalement submergé ce qui précédait; en outre, les influences culturelles ont été multiples.Diversité des peuples et des culturesSi les invasions slaves des VIe et VIIe siècles ont affecté toute la péninsule, et même les îles, trois langues antérieurement parlées dans les Balkans ont subsisté: l’albanais, dont le vocabulaire comprend de nombreux mots latins, indice de l’ancienneté (naguère contestée) de la présence de ce peuple; le valaque, langue latine proche du roumain dont l’usage est en régression; enfin le grec. Celui-ci, langue d’une vieille civilisation écrite, de l’Église et de l’État byzantins, avait les meilleures possibilités de résistance. La puissance conférée au patriarcat grec d’Istanbul par le gouvernement ottoman donna même à l’hellénisme des possibilités de reconquête.Trois empreintes culturelles fondamentales ont recouvert les Balkans: celle de Byzance et du christianisme orthodoxe pour les trois quarts de leur étendue; celle de Rome et du catholicisme chez les Croates, les Slovènes et les Albanais du Nord; enfin celle de l’islam, qui s’est superposée aux deux autres sans les détruire, l’Empire ottoman n’ayant pas eu de politique de conversion systématique. Les musulmans constituent aujourd’hui une série de groupes répartis de la Bosnie-Herzégovine à la Thrace turque en passant par le Sandjak, le Kosovo et le Rhodope. Il faut encore mentionner l’influence italienne, sensible dans l’architecture des villes de la Dalmatie, longtemps dominée par Venise, et l’influence germanique, considérable dans les régions ayant longtemps appartenu à l’Autriche-Hongrie: la Slovénie, la Croatie, la Vojvodine.Les Slaves du Sud constituent dans la péninsule l’élément le plus nombreux: près de 30 millions de personnes. Ce sont les Bulgares (environ 8 millions), puis les six nationalités constitutives de l’ex-Yougoslavie: Serbes (8,3 millions), Croates (4,6), Musulmans (2,3) et Monténégrins (0,6), qui ont tous le serbo-croate pour langue maternelle, les Macédoniens (1,4 million), linguistiquement proches des Bulgares, enfin les Slovènes (1,9 million). On compte d’autre part 10 millions de Grecs, 7,5 millions de Turcs groupés de façon compacte en Thrace turque mais formant aussi une importante minorité en Bulgarie (près de un million) et quelques noyaux en Macédoine, enfin 5,5 millions d’Albanais, dont 40 p. 100 en Serbie (Kosovo) et en Macédoine occidentale. Parmi les groupes moins nombreux, des Hongrois, des Roumains, des Slovaques et des Ruthènes participent à la mosaïque humaine de la Vojvodine; les Valaques, anciens pasteurs nomades, sont en voie d’assimilation, ce qui n’est pas le cas des Tsiganes. On trouve quelques noyaux tchèques en Slavonie et des restes de l’ancien peuplement italien d’Istrie. Mais la presque totalité des Allemands de la Ba face="EU Caron" カka, descendants de colons implantés au XVIIIe siècle, ont fui en 1944-1945.Dix nationalités principales, trois religions, trois alphabets (cyrillique, grec, latin): la complexité balkanique a multiplié les phénomènes d’attraction, de multilinguisme, les fluctuations dans les identités collectives. Les Bulgares ont adopté une langue slave mais conservé (ou retrouvé) leur ethnonyme d’origine touranienne; la tribu monténégrine des Ku face="EU Caron" カi porte un nom albanais; la Yougoslavie socialiste a inventé pour les Slaves islamisés de Bosnie-Herzégovine, qu’au siècle dernier on qualifiait ordinairement de Turcs, une nationalité musulmane. Et l’écrivain albanais Sami Frashëri (1850-1904), l’un des promoteurs de la renaissance nationale de son peuple, est également connu, sous le nom de Shemseddin Sami, comme un auteur de langue arabe et turque.Entre l’unité et la fragmentationLa péninsule balkanique a oscillé à plusieurs reprises entre l’unification et la fragmentation politique. La conquête en fut achevée par Rome au premier siècle de notre ère mais l’Empire byzantin, son héritier, ne parvint à en contrôler l’ensemble qu’épisodiquement, ainsi sous Justinien (VIe s.) et sous Basile II (XIe s.), à l’exception des confins occidentaux. Les périodes d’affaiblissement du pouvoir impérial, au contraire, favorisaient à la fois les empiétements de puissances extérieures, comme Venise, et l’émancipation de principautés locales, dont certaines atteignirent parfois la dimension de véritables empires: empires bulgares des Xe et XIIIe siècles, empire serbe des Némanides au XIVe siècle.L’occupation turque des Balkans, commencée dans la seconde moitié du XIVe siècle et achevée en 1669 par la conquête de la Crète, donna lieu à une domination plus effective, sauf dans les régions les plus montagneuses où les Monténégrins, en particulier, conservèrent une indépendance de fait. Mais la décadence du pouvoir central favorisa les tentatives d’émancipation locales, comme celles des grands pachaliks albanais de Janina et de Shkodra au XVIIIe siècle et celles des nationalités au siècle suivant.Ce dernier processus, encouragé et contrôlé par les puissances européennes, ruine la domination ottomane dans les Balkans. La Grèce est indépendante dès 1830; l’émancipation de la Serbie, amorcée en 1815, est parachevée par le congrès de Berlin (1878), qui reconnaît son indépendance en même temps que celle du Monténégro et crée une Bulgarie encore nominalement vassale de la Porte. La première guerre balkanique (1912) accroît le territoire des nouveaux États en liquidant les dernières possessions turques d’Europe, à l’exception de la Thrace orientale. Enfin, à l’issue de la Première Guerre mondiale, le démembrement de l’Autriche-Hongrie, qui avait profité du recul ottoman pour s’étendre jusqu’à la Save (1699) puis pour occuper la Bosnie-Herzégovine (1878), aboutit à la création de la Yougoslavie.À deux empires multinationaux succédaient ainsi dans les Balkans quatre États de petit ou moyen calibre, à l’échelle européenne. Trois d’entre eux avaient une nationalité nettement majoritaire à côté de minorités diverses tandis que le quatrième, la Yougoslavie, était une mosaïque nationale complexe. Ce contraste s’est renforcé, car l’Albanie, la Bulgarie et la Grèce ont gagné en homogénéité à la suite de migrations liées aux guerres ou d’échanges de population organisés par des accords bilatéraux. En outre, les deux dernières ont eu des politiques assimilationnistes. En revanche, la Yougoslavie, après avoir éprouvé entre les deux guerres les méfaits d’un centralisme à dominante serbe, s’est dotée dès la Libération d’une structure fédérative garantissant l’égalité de ses peuples et accordant à chacun d’eux les moyens d’un développement autonome.Mobilité et retardsLes populations des Balkans sont si mobiles que l’étude de leurs migrations, appelées mouvements métanastasiques par le géographe serbe Jovan Cviji が, constitue un thème central de la géographie humaine de la péninsule. Cette mobilité était liée tantôt aux guerres, comme la migration des Serbes du Kosovo et du patriarcat de Pe が vers la Hongrie (1690) ou le regroupement forcé de montagnards par les troupes gouvernementales pendant la guerre civile grecque (1947-1950), tantôt aux traités, comme l’évacuation des Turcs de Grèce et des Grecs d’Asie Mineure dans les années 1920, tantôt à des politiques de colonisation, ainsi en Croatie et en Vojvodine aux XVIIIe et XIXe siècles dans le cadre de l’administration des Confins militaires austro-hongrois. Mais il s’agit plus fréquemment d’une mobilité spontanée, comme dans le cas du repeuplement de la Šumadija par des populations dinariques, à la même époque, ou des migrations transocéaniques de la fin du siècle dernier. Le nomadisme pastoral des Valaques et des Sarakatsanes s’est perpétué jusqu’au début du XXe siècle. Enfin, les migrations de maind’œuvre des années 1960 et du début des années 1970 ont créé en Europe occidentale de considérables communautés grecques, yougoslaves et turques.La plus grande partie des Balkans accusait, au début du XXe siècle, un très grand retard de développement sur l’Europe centrale et occidentale. Ce retard peut être largement imputé à la longue domination ottomane, ce que suggèrent les progrès accomplis par la frange nord et nord-ouest (Slovénie, Croatie, Vojvodine) sous domination austro-hongroise à l’époque de la révolution industrielle. L’Empire ottoman, s’il manifesta à ses débuts des dispositions novatrices, avec la rare capacité de réaliser la synthèse d’une société transreligieuse, connut dès le XVIe siècle une évolution conservatrice, caractérisée notamment par une grande méfiance envers la science et l’innovation technique. Vers la fin du siècle suivant, l’arrêt des conquêtes tarit les ressources nées de l’expansion territoriale, alors que les guerres contre l’Autriche et la Russie, les révoltes des peuples soumis et celles des agents du pouvoir absorbaient le budget de l’État et entretenaient l’insécurité. Affaibli et dépassé, mais prolongé dans son existence par la neutralisation réciproque de ses adversaires, l’Empire vit les accords commerciaux ou capitulations passés avec les Occidentaux se muer en instruments de dépendance et entra, avant la lettre, dans le sous-développement.Les principautés balkaniques en voie d’émancipation au siècle dernier n’étaient guère mieux loties. Économiquement affaiblies par l’émigration des musulmans, souvent commerçants et artisans, elles étaient essentiellement peuplées de paysans, largement analphabètes, dont la communauté familiale – la zadruga slave – était encore fréquemment la forme d’organisation. Bourgeoisies nationales et intelligentsias étaient réduites. Les budgets militaires étaient lourds, les rivalités constantes: ainsi la Bulgarie envahit-elle la Macédoine du Vardar en 1912, 1915 et 1941, tandis que la Yougoslavie d’avant la Seconde Guerre mondiale avait des visées sur l’Albanie, comme la Serbie avant elle. L’entre-deux-guerres lui-même fut peu favorable au développement, notamment du fait de la crise économique mondiale, et les États balkaniques restèrent cantonnés dans le rôle d’exportateurs de produits primaires. Leur décollage économique est postérieur à 1945.3. Les Balkans de 1945 à 1990: des voies de développement séparéesLes États balkaniques ont connu, de 1945 à la fin des années 1970, des rythmes de croissance élevés, supérieurs à ceux des pays capitalistes développés, Japon excepté, et proches de la moyenne du groupe des États à revenu intermédiaire, selon la classification de la Banque mondiale. Grèce, Yougoslavie et Bulgarie se situent dans la tranche supérieure de ce groupe; le niveau de développement de l’Albanie est nettement moindre. Parti de plus bas, ce dernier pays a dû consentir des efforts d’autant plus grands que sa population a triplé depuis 1945, cas d’espèce en Europe. Les objectifs, en gros, sont partout les mêmes: développer les infrastructures et désenclaver, élever le niveau d’éducation et de formation professionnelle, étendre l’irrigation, industrialiser. Mais les États des Balkans les ont poursuivis en ordre dispersé, dans le cadre de choix politiques divergents.Des systèmes politiques différentsLa Grèce, conservée au camp occidental à l’issue de la guerre civile, fait partie de l’O.T.A.N. – comme la Turquie – et a adhéré en 1981 à la C.E.E. Souvent atteinte d’instabilité gouvernementale, elle a oscillé à plusieurs reprises entre des régimes autoritaires et démocratiques. Passée de la monarchie à la république en 1973, elle constitue une démocratie parlementaire pluraliste depuis la fin de la dictature militaire des années 1967-1974. Les trois autres États ont vécu, de l’immédiat après-guerre jusqu’en 1990, sous des régimes marxistes à parti unique issus de la lutte antifasciste, mais leur union autour de l’U.R.S.S. a été de courte durée. La Yougoslavie, après la condamnation de son régime par le Kominform (1948), créa un système politique et social d’autogestion et, bien que réconciliée avec Moscou (1955), conserva une ligne politique indépendante marquée par un vigoureux engagement tiers-mondiste dans le cadre du mouvement des non-alignés. L’Albanie, hostile à la déstalinisation, rompit avec l’U.R.S.S. en 1961, puis établit des liens privilégiés avec la Chine jusqu’à la rupture de 1978. Elle fit ensuite le difficile pari d’un développement autocentré. Seule la Bulgarie, membre du pacte de Varsovie, demeurait dans l’alliance soviétique.Outre les différences de régime, des problèmes pendants, souvent liés à la question nationale, compliquent les rapports entre les États balkaniques. Ainsi, la querelle macédonienne se rallume de temps à autre entre Belgrade et Sofia (la Yougoslavie a invoqué l’existence d’une nationalité macédonienne pour créer une république fédérée de Macédoine, la Bulgarie ne reconnaît pas cette nationalité, considérant qu’il s’agit de Bulgares... sauf lorsque Moscou lui fait faire l’inverse); Tirana soutient avec véhémence – mais en paroles seulement – les revendications des Albanais du Kosovo qui, en 1968 et depuis 1981, ont réclamé la transformation de leur province en une septième république yougoslave, ce que Belgrade considère comme le prélude à la sécession; et la Grèce n’a mis fin qu’en 1987 à l’état de guerre avec l’Albanie qui durait depuis 1940.Stratégies économiquesLe commerce extérieur des années 1980 illustre parfaitement les orientations divergentes des États de la péninsule. La Bulgarie faisait la plus grande partie du sien dans le cadre du C.A.E.M. (Conseil pour l’aide économique mutuelle), la Grèce avec les pays à économie de marché, la Yougoslavie à peu près également avec les deux groupes. Quant à l’Albanie, soucieuse d’indépendance, elle refusait toute relation avec les États-Unis comme avec l’U.R.S.S. et s’abstenait de tout endettement, finançant de modestes achats de biens d’équipement par des exportations de produits primaires.Du point de vue des structures et de la gestion de l’économie, Albanie et Bulgarie étaient adeptes de la planification centralisée impérative avec, en Bulgarie, un très haut degré de concentration des entreprises industrielles et agricoles. La Yougoslavie a abandonné ce modèle dans les années 1950 et institué, dans le cadre de l’autogestion, une «économie de marché socialiste», où les entreprises sont autonomes et fixent librement la plupart des prix. Le secteur privé, réduit dans les deux premiers cas à la production agricole sur lopins individuels, y représentait, dans les années 1980, 13 p. 100 du revenu national et employait 30 p. 100 de la population active, essentiellement dans l’agriculture et les services. C’est cette foule d’exploitations minuscules (4 ha en moyenne) qui apparente les paysages agraires yougoslave et grec. Mais l’agriculture grecque, stimulée par le marché européen, a progressé plus vite.En matière d’emploi, Albanie et Bulgarie géraient leur force de travail de façon très extensive et affirmaient ne pas connaître le chômage. Celui-ci était au contraire considérable dans les deux autres pays qui, seuls, ont laissé se développer une importante émigration de main-d’œuvre vers l’Europe du Centre-Ouest, surtout vers la république fédérale d’Allemagne, pendant les années 1960 et jusqu’aux mesures restrictives prises par les pays d’accueil en 1973 et 1974. Cette émigration est la source d’importantes rentrées de devises qui, ajoutées aux apports du tourisme, compensent en partie un déficit commercial chronique.Les modèles d’organisation spatiale sont également divers. La Grèce tente tardivement d’atténuer les effets négatifs de l’énorme concentration métropolitaine athénienne (le tiers de la population du pays). Les trois autres États veulent éviter une telle polarisation. L’Albanie a jusqu’ici limité la croissance urbaine en maintenant une population nombreuse dans les campagnes, y compris dans les montagnes où l’on aménageait toujours des terrasses de culture, alors que partout ailleurs en Europe elles étaient abandonnées. La Bulgarie a disséminé une partie de son industrie dans les campagnes et les petites villes. Quant à la Yougoslavie, seul État fédératif des Balkans, elle a connu un développement polycentrique, mais les écarts entre un Nord assez prospère et un Sud indigent, considérables au départ, se sont encore accrus.Pendant les années 1980, la Yougoslavie et la Grèce, accablées par le poids de leur dette extérieure, ont connu une quasi-stagnation de leur revenu national par habitant, tandis que la croissance se ralentissait fortement en Bulgarie et que les difficultés s’accumulaient en Albanie, derrière l’optimisme officiel. Après avoir comblé une partie de leur retard sur le reste de l’Europe, les Balkans ont ainsi recommencé à perdre du terrain.4. Les Balkans et la crise des régimes communistesL’effondrement du pouvoir communiste en Europe du Centre-Est à partir de la fin de 1989, débouchant sur une transition de régime le plus souvent pacifique, a été considéré en général comme une ouverture à la réunification de l’Europe, avec des perspectives d’intégration et de développement dans la démocratie. Dans les Balkans, toutefois, il a d’abord produit une déstabilisation générale dont la Yougoslavie constitue l’épicentre.Il a en effet libéré les nationalismes, dont la remontée en puissance était déjà sensible tout au long de la décennie, tant dans les revendications des Albanais du Kosovo que dans la manière dont les Serbes y ont réagi. Les élections de 1990 ont donné la victoire à l’opposition en Slovénie et en Croatie tandis que les communistes conservaient la Serbie et le Monténégro. Toute entente sur l’avenir de la fédération se révélant alors impossible, les deux premiers ont fait unilatéralement sécession en 1991, et la révolte des Serbes de Croatie, soutenus par l’armée fédérale, a allumé la guerre civile. Prenant leurs distances vis-à-vis de ce conflit, Bosnie-Herzégovine et Macédoine ont proclamé à la fin de la même année leur indépendance, tandis qu’une dizaine de régions peuplées de minoritaires se déclaraient autonomes. Au début de 1992, Slovénie, Croatie et Bosnie ont obtenu leur reconnaissance internationale, mais non la Macédoine, du fait de l’obstruction de la Grèce. Opposés au démembrement de la Yougoslavie, les Serbes déclenchent la guerre en Bosnie au moment même où l’O.N.U. déploie en Croatie une force d’intervention. Serbie et Monténégro, unis en une Yougoslavie résiduelle, sont placés sous embargo international comme fauteurs de guerre.En même temps, des flux migratoires nouveaux et compulsifs marquent cette période troublée. En 1989 déjà, avant la chute de Todor Jivkov, une campagne de bulgarisation forcée des patronymes avait provoqué la fuite en Turquie d’une partie de la minorité turque de Bulgarie, quelque trois cent mille personnes, dont une partie est revenue ensuite. En 1990-1991, plusieurs dizaines de milliers d’Albanais ont fui vers la Grèce ou l’Italie. En Yougoslavie, les combats ont chassé de leur foyer deux millions de personnes.Ces événements s’inscrivent sur fond d’effondrement économique provoqué surtout par la guerre en Yougoslavie, par la décomposition de l’ancien système de gestion en Bulgarie et en Albanie. Dans ces deux derniers États, le chômage connaît une croissance explosive. L’assainissement de l’économie, difficile et coûteux, ne pourra être mené à bien sans une importante aide internationale. L’issue de la transition de régime est difficile à prévoir car, contrairement à ce qu’on observe en Pologne, en Tchécoslovaquie et en Hongrie, les communistes constituent toujours une force politique importante: rebaptisés socialistes, ils ont gagné les premières élections libres en Bulgarie, en Serbie et – sans changer de nom – au Monténégro et en Albanie, grâce en particulier à l’influence qu’ils conservent dans les campagnes. Déjà affectée depuis 1989 par un problème d’instabilité gouvernementale et par des difficultés économiques et financières, la Grèce voit en outre avec inquiétude son proche environnement géopolitique redevenir dangereusement instable. Les États balkaniques ont besoin que la situation politique régionale se stabilise – grâce, une nouvelle fois, à un arbitrage extérieur – pour rechercher les possibilités de coopération mutuelle et de développement intégré qu’ils ne sont pas jusqu’ici parvenus à se donner.
Encyclopédie Universelle. 2012.